Livres anciens - Beaux textes




Ernest Hello (1828-1885) : L'art


Au monde intérieur de l'imagination correspond le monde extérieur de l'art. L'art est une des forces qui ont corrompu l'imagination, parce que l'art a dit que le mal était beau.

L'art doit être une des forces qui guériront l'imagination ; il faut qu'il dise que le mal est laid.

L'art a complètement perdu la tête. Après avoir cherché ses types dans les régions de l'ombre, après avoir oublié que le soleil est sa patrie, après avoir tenté l'apothéose du mal, après avoir célébré de sa voix déshonorée le suicide et l'adultère, après avoir essayé de séparer le vrai du beau, il s'est tourné contre le beau. Après avoir attaqué le vrai, qui est sa racine, il a attaqué le beau. S'étant frappé au cœur, il a voulu s'achever. Ayant persuadé aux hommes que le désordre, c'est-à-dire le faux, constituait la beauté, il s'est écrié, dans la logique de son délire : Le beau c'est le laid !

Il importe de l'étudier, cette logique du délire. Il faut la suivre pas à pas. Si l'homme avait toujours associé dans son esprit le Beau au Bien, le Beau serait resté le Beau, le Bien serait resté le Bien ; l'homme, restant fidèle à l'un, eût senti qu'il restait fidèle à l'autre. Mais l'homme ayant dit, ayant permis aux écrivains de lui dire que les types du Beau devaient se rencontrer là où le bien n'était plus, dans les crimes hardis, dans les scandales éclatants, que le désordre et le génie étaient une seule et même chose, l'homme donc ayant pensé que l'idée du beau et l'idée du bien étaient deux idées contradictoires, a fini par penser que l'idée du beau était contradictoire avec elle-même, et il a fini par dire : Le beau, c'est le laid. Magnifique hommage rendu à l'unité par ceux qui en ont perdu la notion ! Ils nous ont prouvé que l'idée du beau, quand elle n'est plus associée à l'idée de l'ordre, du vrai, du bien, se nie elle-même et ne se reconnaît plus. Ils nous ont prouvé que quand l'homme veut mettre la main sur la beauté, détachée de l'ordre, associée au désordre, la beauté qu'il voudrait saisir, fuit d'une fuite éternelle ; l'objet branle, et le fantôme glacé de la laideur reste dans la main de l'homme trompé.

Le mal et le laid sont si nécessairement identiques, qu'ils se cherchent partout ; ils aspirent à se confondre, et l'homme qui a commencé à croire que le beau c'est le mal, finit par dire : Le beau c'est le laid. La force des choses entraîne sa parole et l'oblige à proclamer, en remplaçant un mot par un autre, une synonymie qu'elle ne soupçonnait pas, une identité qu'elle ignorait.

Pendant quelques temps, l'association fausse des idées produit des contradictions qui n'osent pas se proclamer. Puis, à un moment donné, quand l'erreur est mûre, la parole éclate et l'absurdité se trahit en se nommant.


N'a-t-on pas voulu aussi nous dire et nous faire croire que la sérénité ressemblait à la mort et que le trouble est le caractère de la vie ? C'est la faiblesse qui parlait ainsi pour faire penser qu'elle est vivante. Ne pouvant guérir sa fièvre, elle a fini par l'adorer : elle l'a montré au monde, en disant : Voilà la vie, et le monde a écouté, et ceux qui n'avaient pas la fièvre ont singé la fièvre, croyant par là singer l'ardeur. Ils avaient oublié combien les frissons sont froids.

L'art grec a ignoré ce genre de folie. Sa beauté est tout entière dans le repos. Mais son repos n'est pas le repos qui termine, le repos définitif, le repos du dénouement, ce n'est pas le repos de l'être qui a connu la colère et qui l'a abjurée : c'est le repos de celui qui n'est pas encore en colère.

L'art a pour caractère de préparer l'harmonie, qui n'est pas encore faite, en nous en présentant l'image dans un miroir. Il combine d'avance les éléments qui sont encore en lutte dans la vie et cherchent à se combiner. Pendant que la vie, égarée et haletante, est encore en travail de la beauté qu'elle poursuit habituellement sans l'atteindre, l'art, pour la guider et la soutenir, dégage d'elle l'élément de splendeur qu'elle contient, lui montre son avenir et son idéal. Il est évident par là que le caractère essentiel de l'art, c'est la sérénité, c'est le repos, la conquête accomplie, la bataille gagnée, la paix pressentie et proclamée pendant la guerre.

Aussi les voix qui trompent ne cessent de répéter que l'artiste est et doit être le jouet de toutes les agitations, de toutes les erreurs, de toutes les violences. Ce petit personnage nommé Horace, qu'on a qualifié de poète et de viveur, sans doute parce qu'il ignorait autant la poésie que la vie, n'a-t-il pas dit quelque part : Genus irritabile vatum ? mauvaise plaisanterie, qui, pour être comprise, demande à être traduite : la race irritable des prophètes.

L'Art, pour trouver le calme, a besoin de retrouver l'élévation et la profondeur. L'écume est toujours remuante, agitée, emportée, furieuse ; mais l'écume n'est pas l'Océan. La mer est profonde : voilà le secret de sa majesté. Si grande qu'elle soit, si elle n'était pas profonde, elle ne serait pas sublime. Si le regard peut se fixer sur elle longtemps sans fatigue, c'est qu'il devine sous les flots qu'il voit ceux qu'il ne voit pas. Il devine que l'Océan a une profondeur digne de sa grandeur. Aussi se repose-t-il. Mais la surface de la mer toute seule l'agiterait. Toutes les surfaces sont troubles : les profondeurs seules possèdent, contiennent et donnent le repos.


Sainte puissance égarée, enfant de la grande maison, qui as cherché ta vie loin du père de famille, et ne l'a pas trouvée, toi qui as partagé aussi la nourriture des pourceaux, toi dont la médiocrité ose parler légèrement, et qui portes le nom d'Art, infidèle, quand te convertiras-tu ?

Souviens-toi que Luther t'a fermé la porte, et que le Père de famille t'a donné asile au pied des autels. Dieu te reçoit dans ses temples ; il t'est permis de prier.


Ernest Hello, extrait de "L'Homme", 1° partie : "La Vie", Paris, Victor Palme, 1872



La "Physionomie des Saints" d'Ernest Hello vient d'être rééditée par les Editions du Sandre



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