Livres anciens - Beaux textes




Lucie-Christine (1844-1908) : Le Dieu beau


4 mars 1881. - C'était trois jours avant une opération que je devais subir aux yeux et je suivais déjà un traitement fatigant. J'étais en oraison devant le Saint-Sacrement exposé ; ma tête ne me permettait pas grande application d'idées. Désolée de mes distractions, je m'en humiliais profondément devant Dieu et je Lui disais : « Seigneur, comment pouvez-vous supporter ma misère ? Est-ce que vous ne dites pas à vos anges de balayer cette ordure qui est là devant Vous sans pouvoir rien dire, ni rien faire ? »

Au même instant, mon âme fut comme saisie de Dieu et attirée dans les profondeurs du Saint Sacrement. J'entendis seulement ces paroles : Tout est là. Et je vis se dérouler des merveilles, des trésors, des beautés, autres que tout ce que nous voyons et comprenons de beau ! Toutes ces richesses que je voyais en mon Sauveur étaient distinctes l'une de l'autre et toutes étaient Lui-même. C'était mon Dieu lui-même qui se dévoilait, se laissait pressentir, entrevoir. O Dieu ! ô beauté, que sera-ce de Vous voir au ciel ! Déjà ce que Vous nous montrez de Vous est inénarrable.

Mon âme demeura ainsi ravie (je me sers sans doute d'un terme impropre, mais je n'en trouve pas de meilleur pour exprimer ma pensée) pendant un temps qui me parut avoir duré dix minutes, quand je revins à mon ordinaire, mais qui effectivement avait duré plus d'une demi-heure. Pendant ce temps, je n'avais pas perdu connaissance, seulement j'étais trop absorbée pour avoir entendu une grosse cloche qu'il est impossible de ne pas entendre ordinairement et qui avait dû sonner pendant cette demi-heure là.

Si je n'avais eu depuis l'enfance un attrait tout particulier pour le Très Saint Sacrement, je l'aurais sans doute depuis ce jour-là. Pourquoi faut-il que tant de grâces tombent sur une terre si peu fertile ! 0 mon Dieu, je vous le disais souvent alors et je vous le redis encore : Quoi, mon Seigneur, si vous n'étiez Dieu, je vous dirais : prenez garde, vous allez vous tromper, voyez donc où vous semez vos grâces ! Et que voulez-vous faire de tous ces trésors ? Quoi ! de si belles perles vous les jetez dans le fumier ! Vous voyez bien, Seigneur, que je n'ai pas ce qu'ont les saints. Est-ce donc que vous ne trouveriez pas de meilleurs serviteurs et de plus hautes âmes pour leur confier vos richesses ? Oh ! non, mon Dieu, vous en avez, vous en avez beaucoup ! Je serais bien malheureuse si je ne croyais pas que vous fussiez ailleurs bien mieux servi que par moi. A vous, ô Jésus, Roi du monde, à vous toutes les énergies, toutes les puissances, toutes les facultés et toutes les forces de l'âme ! A vous le génie, à vous l'héroïsme ! A vos pieds, toute grandeur et tout orgueil ! Pour votre cause, le courage, l'éloquence sublime, et le mépris de tout ce qui est humain ! A vous l'amour, le seul vrai amour ! O Jésus, aimé depuis que votre rédemption fut promise à l'homme pécheur, aimé par les croyants qui vous ont désiré pendant quatre mille ans d'attente, aimé par Marie, aimé par les saints, par les martyrs, aimé depuis dix-neuf cents ans comme jamais nul n'a été, n'est et ne sera aimé ! Eh ! Seigneur, vous ne l'êtes pas encore assez ! Vous ne le serez jamais assez !... Puisse mon faible cœur vous aimer autant qu'il est possible d'aimer à une créature humaine ! Je ne puis souffrir la pensée que quelqu'un vous aime plus que moi ! Que tous aient sur moi toute supériorité, hors celle-là ! Et si c'est de la présomption, mon Seigneur, vous me la pardonnerez, car il me semble bien que vous-même m'avez mis ce vœu dans l'âme comme une flamme ardente. Mais mon Dieu, ce n'est pas assez, faites encore que je vous fasse aimer ! Que nul ne m'aime que pour l'amour de Vous ! Ecoutez-moi, ô Jésus ; tous ceux pour qui je vous prie, que je les connaisse ou que je ne les connaisse pas, donnez-leur votre amour, et s'ils l'ont déjà, ô mon Dieu, accroissez-le ! Et puisque vous m'avez voulue dans le monde parmi ceux qui forment et renouvellent le peuple chrétien, que jusqu'à la fin des temps, ô Jésus, il y ait des cœurs sortis du mien pour vous bénir, vous servir et vous aimer, ô Dieu incomparablement digne d'amour !...


22 mars 1893. - Mon âme essayant de se recueillir, Jésus l'attira de nouveau, la dégageant de toute pensée dans une étreinte profonde.

Un peu après, il lui dit intérieurement : « Je te donnerai un joyau unique... Cette union soudaine, complète, sans commentaire, ni préparation immédiate... Je te la donnerai parmi toutes choses... C'est elle qui te sanctifiera. » Un peu plus tard, Notre Seigneur se montra aux yeux de mon âme au-dessus de l'autel. Il m'apparut tel que je le vis il y a onze ans, et que depuis Il s'est laissé quelquefois entrevoir.

Dans l'humanité sainte de mon Sauveur, l'invisible transperce le visible, l'infini rayonne à travers cette forme humaine... Son regard est inexpressible... Les yeux et les cils paraissent bruns ; la chevelure d'un blond éclairé comme par une chaude lumière. Le vêtement, une longue tunique blanche, ondoyant autour des pieds, ne semble pas un tissu, mais une neige ardente, lumineuse ; j'ai l'air de dire ici un contresens, mais c'est ainsi.

Lucie-Christine (Mathilde Bertrand, 1844-1908), extrait du "Journal Spirituel de Lucie-Christine (1870-1908)", (1er mars 1882), publié par Aug. Poulain, Paris, Gabriel Beauchesne, 1910.



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